À Kevin, le meilleur pote qui soit,
Oui, c’est bien moi, Lionel. Tu seras sans doute étonné de recevoir cette lettre de ma part. Il est vrai que j’écris rarement, qu’on se parle plus sur skype ou sur facebook. Mais cette fois, je ressentais le besoin profond d’écrire. Te fiche pas de moi, mec. Promis, quand t’auras reposé cette lettre, tu comprendras pourquoi je te raconte ça. Mais d’abord, un peu de banalités, pour bien commencer.
Comme à chaque période de vacances, je suis parti avec ma famille. Cette fois-ci, je suis à Chamonix. Tu sais, cet endroit vachement touristique, près du Mont Blanc. Voilà, c’est là que je suis terré ces vacances, avec ma famille. Remarque, je ne m’en plains pas. L’hôtel est sympa, c’est convivial, on peut faire du ski, c’est cosmopolite… De nouveaux visages, de nouvelles aventures, un nouveau lieu à découvrir. C’est carrément bien, ici, et j’aurais aimé que tu sois là. J’ai invité Juliette à venir. Et avant que tu te fasses des idées, non, nous ne sommes pas retournés ensemble.
J’espère que tout se passe bien pour toi à New York. Je garde encore de très bons souvenirs de nos moments passés ensemble, et je viendrai te voir très bientôt. Là, on va tout déchirer ! C’est bien l’année prochaine que tu dois sortir diplômé de Columbia, n’est-ce pas ? Oh, je suis sûr que tu le seras. Je crois en toi, mon pote. Et puis, j’ai eu une bonne influence sur toi, non ? Non, je rigole. T’es juste brillant.
Trêve de bavardages. Tu sais, depuis que je suis arrivé à Chamonix, j’ai pas mal réfléchi. Tu te diras, comment réfléchir en vacances et aussi bien entouré ? Je dois avouer que je me suis parfois isolé, pour faire le point sur ma situation, mettre les choses un peu au clair dans mon esprit. J’en avais bien besoin.
Quand on avait quatorze ans, tu as dit quelque chose qui m’a marqué, et dont je me souviens donc très bien. Nous étions sur l’Empire State Building. C’était une très belle journée d’été. Et je passais mes dernières heures à New York. Je me souviens que j’étais triste parce que je n’allais plus te voir. C’est pour ça que nous avions passé une journée ensemble, à revisiter les sites les plus mythiques de Manhattan. Ce jour-là, tu m’as confié que tu aurais aimé ne pas naître avec une cuillère dans la bouche, parce que ton avenir était tout tracé. Toi, fils unique d’un businessman. Quels choix restent-ils ? Pratiquement tout t’a été imposé : études, futur métier, fréquentations… L’argent peut-il compenser tout cela ?
Aujourd’hui, à 21 ans, je comprends très bien ce que tu voulais dire. Toute ma vie, on m’a collé une étiquette sur le front. Je sais que tu me comprends parce que pour toi, c’est pareil. On m’a toujours dit que j’étais destiné à réussir. Que j’allais avoir une « belle vie ». Que mon avenir professionnel était très prometteur. Déjà, en tant que fils d’un grand avocat. Né dans une famille où ce n’est pas le fric qui manque. Mais il faut aussi dire que j’ai toujours eu une famille dont je pouvais me vanter. Même si mon père était souvent pris par son travail, il s’efforçait de nous réserver du temps. Et ma mère, femme au foyer, s’occupait tout le temps de nous. La meilleure des mamans. Et puis, mes frères et sœurs. Aussi déjantés qu’adorables. Tout le monde est toujours étonné qu’on soit aussi nombreux, et j’avoue que c’est assez exceptionnel. Neuf enfants. Et c’est moi qui suis l’aîné. L’aîné, celui qui doit montrer l’exemple, qui doit être le modèle. Mais j’ai toujours pris plaisir à m’occuper de mes cadets. D’abord Kimberley, qui a seulement un an de moins que moi. Vu le peu d’écart, c’est avec elle que j’ai surtout grandi, à elle que je me confie, avec elle que j’ai fait les 400 coups, mais aussi avec elle que je me prends le plus la tête. Ensuite, Abby, qui vient tout juste d’être majeure. Elle réclame son indépendance, déteste que je la couve trop, mais elle est encore tellement sensible. Et puis, les jumeaux. De vrais cas, ceux-là ! Michael et Liam ont quinze ans maintenant. Ils sont farceurs, rebelles, avec des idées très arrêtées… De vrais boute-en-train, à courir les filles, à faire le mur… J’ai un peu de mal avec eux, mais ils me font toujours tellement marrer ! Vient Heaven, du haut de ses neuf ans. C’est une petite fille absolument délicieuse. Elle porte très bien son prénom. Puis Teddy, six ans. On dit souvent qu’il est mon portrait craché. Tu devrais l’entendre parler ! On a parfois l’impression qu’il en sait plus que les jumeaux. Il est très intelligent, très perspicace, et a des réparties étonnantes pour son âge. Il fait ma fierté. Suit Summer, ma petite Summer. Elle a quatre ans et est très vive. Spontanée, attachante, un vrai rayon de soleil. Et enfin la dernière de la famille, Lily, deux ans. Avec ses boucles blondes et ses grands yeux bleus, elle fait craquer tout le monde, moi en premier. Elle attendrit n’importe qui. Mais attention, elle est très capricieuse ! Quoi qu’il en soit, c’est ma petite princesse, elle veut tout le temps venir avec moi.
Enfin bon, j’ai un peu dévié du sujet. Tout ça pour dire que j’ai toujours eu de la chance avec ma famille. Unie, aimante, aisée, nombreuse. Et puis, on a beaucoup voyagé. Je suis né à Londres, j’y ai vécu cinq ans. On a déménagé à Berlin. Puis à New York quand j’avais dix ans. Et enfin, quatre plus tard, à Paris, où je vis encore. Et puis, j’avais aussi mon amie d’enfance, Kayla. Kayla, la fille du meilleur ami de mon père, que je connais depuis qu’elle est née. Nous avons toujours vécu ensemble. Je l’ai toujours considérée comme ma petite sœur. Parce que nos pères avaient fondé leur entreprise ensemble, nos familles se sont toujours suivies. Pendant les vacances, nous partions toujours en famille visiter d’autres coins : Barcelone, Venise, Athènes, Sydney, Auckland, Papeete, San Francisco, Tokyo, Prague… J’avoue, les voyages forment la jeunesse. J’ai appris à parler quatre langues : l’anglais, le français, l’allemand, l’espagnol. Ma mère me poussait à m’intéresser à tout : l’économie, l’histoire, les grands classiques, l’actualité… En classe, j’étais toujours le premier. Ce n’était pas toujours évident, avec la pression et ce que mes parents attendaient de moi. Et le fait que je doive montrer l’exemple à mes cadets. Mais pas de quoi se plaindre. Pas encore.
Et puis, ça a commencé à mal se passer quand je suis arrivé à Paris et que je suis entré au lycée. J’avais beau aimer Paris depuis que j’étais petit, je m’étais fait à la vie new-yorkaise et j’avais eu du mal à quitter Big Apple. Je suis entré à Louis-Le-Grand, prestigieux lycée parisien. C’est là que j’ai rencontré Juliette. Le jour de la rentrée en seconde, j’ai été placé à côté d’elle. Et encore heureux. J’avais déjà appris à parler français grâce à ma mère, mais j’avais un accent, et j’ai eu un peu de mal à m’adapter à la vie française. Mais Juliette a essayé de sympathiser avec moi dès le premier jour. Elle m’a fait visiter les sites touristiques parisiens les plus connus. Elle m’a appris à améliorer mon français. Comme moi, elle avait un an d’avance. Elle est vite devenue ma meilleure amie. Et bien plus. L’été avant d’entrer en première, nous nous sommes mis officiellement en couple. Mon premier amour, idyllique.
Et c’est là que les ennuis ont commencé. Mon père ne voulait pas que je fréquente Juliette. Il la trouvait jolie, intelligente et très polie, mais selon lui, je devais me trouver une jeune fille qui soit du même rang social que moi. Inutile de dire que ça m’a scandalisé. Je n’en avais rien à faire de la classe sociale. Juliette était la seule, l’unique. Ce fut la première fois que je m’opposais véritablement à mon père. Et pas la dernière, hélas. Bien sûr, je n’ai jamais été particulièrement rebelle, et je lui ai toujours manifesté un profond respect, mais je lui ai clairement fait comprendre que je n’étais pas d’accord, et que je ne cèderais pas sur ce point-là.
Puis mon année de Terminale a été très chaotique. J’étais en série scientifique, spécialité mathématiques, puisqu’il paraît que « l’élite » doit passer par là. Je trouvais ça un peu débile, mais comme ça ne me dérangeait pas du tout, j’ai opté pour ça. Pendant ma Terminale, mon père m’a offert quatre possibilités : partir étudier le droit en Angleterre, tenter d’intégrer Sciences Po Paris, entrer en bi-licence éco-droit ou encore m’essayer à la classe prépa HEC. Il a toujours voulu que je le rejoigne au cabinet d’avocats, en tant qu’assistant juridique, comptable, peu importait tant que j’étais présent. Mais je n’avais pas envie de faire du droit, de l’économie ou du commerce. C’était peut-être très intéressant, mais moi, j’avais mes domaines de prédilection : la physique-chimie et la philosophie. J’ai bataillé dur toute l’année pour essayer d’imposer mes goûts. Ça n’a pas été facile. On a fini par opter pour un compromis : j’ai demandé une classe préparatoire scientifique, PCSI, à Louis-Le-Grand. J’ai été accepté, et j’ai obtenu mon bac avec les félicitations du jury, faisant ainsi la fierté de ma famille. Je suis entré en prépa, une année très chargée mais aussi très formatrice et extrêmement enrichissante. J’ai ensuite opté pour une bi-licence sciences-philosophie, entre l’UPMC et La Sorbonne IV. Moi, j’avais envie de devenir professeur et docteur en chimie, pas avocat. Je faisais enfin ce qui me plaisait, mais c’était au bout d’efforts acharnés.
Avec Juliette, nous étions fous amoureux l’un de l’autre. Je pensais que notre amour pourrait tout surmonter, mais je me suis trompé. Les tentatives de mon père pour nous séparer ont fini par avoir raison de notre amour. Ça la rendait folle, et c’était compréhensible. J’en ai eu le cœur brisé. J’en voulais à mon père, mais après avoir tout lâché lors d’une crise d’hystérie, je n’en ai plus jamais reparlé. Sujet clos. Pourtant, Juliette était tellement importante dans ma vie depuis que j’avais quatorze ans. Un lien indestructible nous unissait, je le savais. Alors peu à peu, laissant le passé derrière nous, nous avons fini par redevenir les meilleurs amis du monde. Comme lorsque nous étions en seconde. Mon père n’y voyait pas d’inconvénient, tant que je ne songeais pas à retourner avec elle.
Les semaines, les mois ont passé. Ma vie était plaisante. Et puis, la nouvelle qui tombe comme un couperet. J’ai été convoqué avec Kayla dans le bureau de son père. Le mien se trouvait là aussi. « Nous avons quelque chose d’important à vous dire. Étant donné que nous sommes tous les deux les dirigeants d’un grand cabinet d’avocats, florissant, prisé par les grands politiciens, il est évident que nous souhaitons voir nos deux aînés reprendre le flambeau familial. Peut-être pas tout de suite, mais un jour, quand nous serons trop vieux. Alors, nous avons pensé que la meilleure chose serait d’unir nos deux familles à jamais. Il restera un seul grand héritier. Vous allez vous marier. Dans un an. Vos mères respectives se chargeront de tout organiser. Voilà, vous pouvez disposer ».
Je te jure, Kev. De vrais tyrans ! Après avoir essayé de nous imposer études et métier, voilà qu’ils nous imposaient un conjoint. Mais quand même, il y a des limites ! J’étais trop stupéfait pour répondre quoi que ce soit. Kay était une jeune fille brillante, très jolie, et avec un cœur d’or. Je n’avais rien contre elle, bien au contraire. Mais de là à l’épouser… J’ai promis à Kay que j’allais tout faire pour arranger. Mais nos protestations et nos efforts n’ont servi à rien. Comme tu le sais, dix mois ont déjà passé depuis. Et je n’ai toujours rien pu faire. Tout se prépare. Et nous assistons à ça, désemparés. Je suis paumé, Kev. Je ne sais absolument plus quoi faire. J’ai tout essayé. Et je me marie dans deux mois. Pas de félicitations, s’il te plaît. Je suis certain que la vie commune avec Kayla ne sera pas un enfer. Mais je n’ai pas envie de lui gâcher la vie. Elle a autant le droit de choisir son mari que moi. Mais comment le faire comprendre à ces pères bornés ?
Si seulement tu étais là, tu pourrais m’aider. J’ai besoin d’y voir clair. J’ai besoin d’agir. Tout ce que je t’ai raconté, tu le sais déjà, certes. Mais tout ce discours… C’était pour te dire que parfois, moi aussi, j’aurais voulu avoir une autre vie. Une vie où mon avenir n’aurait pas été tout tracé. Une vie où je n’aurais pas eu à batailler comme un dingue pour pouvoir faire les études que je désirais. Une vie où j’aurais le choix d’exercer le métier que j’ai envie. Une vie où j’aurais pu fréquenter Juliette sans cet acharnement paternel. Une vie où j’aurais pu choisir mon épouse…
Bien sûr, je ne suis pas à plaindre. J’ai une famille que j’aime plus que tout, j’ai toi et Juliette comme meilleurs amis, je voyage quand je veux, j’ai de l’argent en veux-tu en voilà, et j’étudie ce qui me plaît. Après avoir bossé dur pour obtenir ma double licence avec mention Très Bien, des vacances à Chamonix font le plus grand bien. Et après, master de chimie à l'UPMC. Mais le mariage remet tout en question. Pourrais-je me soumettre à cette volonté de mon père ? Je ne sais vraiment plus où j’en suis. J’aimerais tellement que tout s’arrange. Et j’espère que ces vacances à Chamonix m’aideront en ce sens. En tout cas, ça m’a fait du bien de m’exprimer en t’écrivant. Je te tiendrai au courant de la moindre évolution. En attendant, profite de la vie, et prends soin de toi, mec
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Ton pote,
Lionel.