Je suis dans ma chambre d’hôtel, planté devant les actualités de la Coupe du monde de rugby. J’essaye de me divertir, de penser à autre chose. Mais je n’y arrive tout simplement pas. Je suis vraiment à un carrefour de ma vie. À tel point que j’éprouve le besoin de le mettre par écrit. J’ai l’impression que ça me fera du bien. J’ai tellement la sensation de ne plus rien contrôler. La sensation horrible que ma vie m’échappe totalement.
Pourtant, j’ai toujours eu une vie facile, je dois l’avouer. Je suis né à Paris, il y a vingt-deux ans, d’une mère Française et d’un père Américain. Avec une sœur jumelle, Kayla. Nos parents étaient tous les deux très jeunes à l’époque. Nous n’étions pas prévus au programme, mais ils ont décidé de nous garder, et ils étaient quand même heureux d’avoir des enfants. Une chance pour nous, n’est-ce pas ? J’aurais pu ne jamais naître, ou finir dans un orphelinat. Mais non, nos parents nous ont toujours élevés du mieux qu’ils pouvaient, Kay et moi.
J’ai vécu les cinq premières années de ma vie à Paris. Puis nous avons déménagé à Los Angeles, la ville d’origine de mon père. C’est là que j’ai grandi. Entouré de ma famille. Ma mère ne travaillait pas, et elle s’occupait très bien de nous. Quant à mon père, il était trader. J’avais tout pour moi. En plus, j’ai toujours aimé l’école, et toujours rapporté d’excellents bulletins scolaires. Mes parents étaient très aimants, mais aussi stricts et exigeants. Je n’aurais voulu les décevoir pour rien au monde. Je voulais qu’ils soient fiers de moi.
Nous partions régulièrement en vacances en famille, et ça me réjouissait au plus haut point. À la maison, maman me parlait français, papa américain, et j’ai appris l’allemand à l’école. J’ai aussi des bases d’espagnol, j’ai quand même vécu à Los Angeles, donc c’est normal. Kay était ma meilleure amie. Je m’entendais aussi très bien avec Alvérize, la fille du meilleur ami de mon père. Nos parents se retrouvaient souvent, donc nous en profitions pour jouer ensemble.
Mes parents ont toujours voulu avoir beaucoup d’enfants. Mais ils nous avaient eus très tôt, Kay et moi, ce qui explique qu’ils ont voulu attendre un peu. J’avais douze ans quand Abby est née, seize quand Teddy est né, et vingt quand Lily est née. J’ai toujours adoré mes cadets. Je me suis toujours efforcé de m’occuper d’eux, de veiller sur eux, de leur lire des histoires, de les protéger, de les aider à faire leurs devoirs, de leur montrer le bon exemple. Et ils m’ont toujours, en quelque sorte, adulée. Kay a toujours été ma meilleure alliée dans la famille. Je ne pourrais rien faire sans elle.
Côté scolaire, j’ai eu un parcours exemplaire. Major de ma promo au lycée, puis à l’université, où j’ai étudié la philosophie. J’ai étudié à Berkeley, San Francisco, célèbre université de l’Ivy League. Je vivais sur le campus en semaine, et je rentrais chez moi le week-end. Là, je viens juste de finir mes études, je suis donc retourné vivre avec ma famille. Je suis maintenant professeur de philosophie dans un très bon lycée, et je m’habitue peu à peu à mon travail. Je compte me payer un appartement près du domicile familial bientôt.
Oui, j’ai toujours eu une vie facile. Des parents aimants. Une famille unie et aisée. Des sœurs et un frère exceptionnels. D’excellentes notes. De très bons amis. Et maintenant un travail plaisant. Vous voyez la partie que j’ai zappé, n’est-ce pas ? Ma vie amoureuse. Bien sûr.
Et c’est là qu’est le problème, précisément. Mes parents veulent me marier à Alvérize. Oui, oui. Incroyable mais vrai. Apparemment, avec les parents de mon amie, ils avaient déjà formé leur plan depuis longtemps. Sans même nous demander notre avis. Et on a eu beau essayer de s’y opposer, c’était catégorique. Nous devions nous marier.
Je n’ai jamais vraiment désobéi à mes parents. Et je n’ai jamais voulu les décevoir. Alors imaginez un peu la situation dans laquelle je me retrouve… Au début, Alvy et moi essayions de trouver une solution. Et puis elle est tombée amoureuse de moi. C’est là que je me suis senti piégé. Comment pourrais-je seulement « lutter » seul ?
Soyons clairs. J’ai toujours voulu me marier et fonder une famille. J’ai simplement imaginé que ce serait autrement, que je pourrais choisir mon épouse. Comme tout le monde au XXIème siècle, non ? Bien sûr, je n’ai rien contre Alvy. Au contraire, c’est une jeune femme exceptionnelle. Elle est charmante, sensible, discrète, calme, posée, et très attirante, avouons-le. Et puis, on a grandi ensemble, on s’est toujours entendus à merveille. Mais de là à l’épouser, il y a quand même une limite…
Enfin bon. Si je suis ici, c’est pour la retrouver. Elle a fui parce que je ne l’aimais pas d’amour… Et je suis bien conscient qu’elle doit en souffrir. Il faut que je lui parle. Pour lui faire part de ma décision. Ensuite, on verra bien ce qui se passera…